Chapitre III
Il fait encore nuit quand mon avion atterrit à Miami à 4 h 45. L’aéroport quasi désert est à peu près aussi éclairé qu’un dépôt mortuaire. Toutes les boutiques sont fermées. C’est à peine si j’ai réussi à fermer l’œil pendant le vol et je préfère ne pas savoir quelle tête je peux avoir.
Dès que j’ai récupéré ma voiture de location et un plan de la région, je prends la direction du nord par la U.S.1. Trente-cinq kilomètres jusqu’à Fort Lauderdale, vingt-deux de plus jusqu’à Boca Raton. L’aube naissante teinte le ciel d’un gris perle translucide et des nuages s’accumulent à l’horizon comme des têtes de choux-fleurs sur un étal au bord d’une route. Des deux côtés de l’autoroute, le paysage est plat comme une crêpe, sa monotonie interrompue seulement çà et là par des touffes d’herbes sèches, parfois par un cyprès. L’air est déjà humide et odorant. La journée promet d’être chaude. Pour tuer le temps, je m’arrête dans une cafétéria où je m’offre de drôles de biscuits marrons et jaunes à la consistance de rations de survie mais qu’un carton de jus d’orange finit par faire descendre.
Quand j’arrive à la résidence où Elaine Boldt possède un appartement il est presque 7 heures. Un système d’arrosage automatique balaie la pelouse d’une pluie rafraîchissante. Il y a là six ou sept immeubles de trois étages chacun et à l’architecture sans fioritures. Je m’engage lentement dans une large allée bordée d’hortensias rouges et blancs qui débouche sur des courts de tennis. Chaque immeuble semble disposer de sa propre piscine et malgré l’heure matinale quelques transatlantiques sont déjà occupés. Quand j’ai repéré l’adresse que je cherche, je me gare sur le parking juste en face. L’appartement du gérant se trouve au rez-de-chaussée, la porte d’entrée ouverte mais grillagée, protection contre les assauts des grosses bestioles qui infestent la Floride en été.
Je frappe contre le cadre en aluminium.
— Je suis là, dit une voix de femme qui me semble curieusement proche.
Je mets une main en cornet et plisse les yeux pour voir à qui j’ai affaire derrière le grillage.
— M. Makowski est-il là ?
C’est alors que j’aperçois une femme, dont le visage est à la hauteur de mes genoux.
— Attendez. J’étais en train de faire mes abdominaux et je n’arrive pas encore à me relever. Bon sang que ça fait mal.
Elle finit par se redresser sur les genoux en s’accrochant au bras d’un fauteuil et ajoute :
— Makowski est en train de réparer les toilettes du 208. Je peux faire quelque chose pour vous ?
— J’essaie d’entrer en contact avec Elaine Boldt. Avez-vous une idée de l’endroit où elle peut se trouver ?
— Vous êtes ce détective qui a appelé de Californie ?
— Oui, c’est moi. Je me suis dit que je ferais bien de parler à quelqu’un ici pour voir si je pouvais retrouver sa trace. A-t-elle laissé une adresse pour faire suivre son courrier ?
— Non. J’aimerais vous aider mais je n’en sais pas beaucoup plus que vous. Voilà, vous pouvez entrer, dit-elle en se remettant sur ses pieds pour m’ouvrir la porte. Je suis Charmaine Makowski, ou ce qu’il en reste. Vous faites de la gymnastique ?
— Un peu de jogging, et c’est à peu près tout, dis-je.
— Vous avez bien raison. Si vous voulez un conseil d’amie, ne vous lancez jamais dans les abdominaux. J’en fais cent par jour et ça me fait toujours mal.
Elle en est encore tout essoufflée, ses joues rosies par l’effort. Elle doit approcher de la cinquantaine et porte un survêtement jaune vif qui moule son ventre arrondi par une grossesse. Un pamplemousse de Floride bien mûr, voilà à quoi elle me fait penser.
— Vous avez deviné, dit-elle. Encore un de ces petits tours que vous joue parfois la vie. Je croyais que c’était une tumeur, jusqu’à ce qu’elle commence à donner des coups de pieds. Vous vous rendez compte ? Makowski et moi étions persuadés de ne pas pouvoir avoir d’enfants. J’ai presque cinquante ans et il en a soixante-cinq. Mais qu’est-ce que ça peut bien faire ? C’est sûrement plus drôle que la ménopause, non ? Vous avez parlé à cette femme là-haut, au 315 ? Elle s’appelle Pat Usher, mais vous le savez probablement déjà. Elle affirme qu’Elaine lui a sous-loué l’appartement, mais j’en doute.
— Pourquoi ça ? Mme Boldt ne vous a jamais parlé d’un tel arrangement ?
— Absolument pas. Tout ce que je sais, c’est que cette Usher s’est pointée il y a quelques mois et a emménagé ici. Au début, personne n’a trouvé à y redire. Nous pensions qu’elle était venue passer une quinzaine de jours chez Elaine. Les gens de l’immeuble peuvent recevoir qui ils veulent pour de courtes périodes mais le règlement interdit la sous-location. Les acheteurs potentiels sont triés sur le volet et si nous autorisions la sous-location n’importe qui pourrait venir s’installer ici. La résidence tout entière ne serait plus qu’un ramassis de je ne sais quoi. Bref, au bout d’un mois, Makowski est monté lui dire deux mots, seulement elle a prétendu avoir payé Elaine pour six mois et elle n’a pas l’intention de partir avant. Makowski, ça le rend fou.
— Elle a un bail signé ?
— Elle a un reçu qui prouverait qu’elle a versé de l’argent à Elaine, mais sans qu’il y soit précisé pourquoi.
Makowski lui a signifié son expulsion par lettre, mais elle prend son temps pour vider les lieux. Je suppose que vous n’êtes pas encore allée la voir ?
— Non, mais j’ai l’intention de le faire immédiatement. Savez-vous si elle est chez elle ?
— Probablement. Elle ne sort pas beaucoup, sauf pour aller à la piscine entretenir son bronzage. Dites-lui de la part de la gérance d’aller se faire foutre.
Le 315 est un appartement d’angle au troisième étage de l’immeuble en forme de L. Avant même d’avoir appuyé sur la sonnette j’ai l’impression d’être épiée par le judas. Au bout d’un moment, la porte s’ouvre autant que le permet la chaîne de sécurité mais je ne vois apparaître aucun visage.
— Pat Usher ?
— Oui.
— Je m’appelle Kinsey Millhone et je suis détective en Californie. J’essaie de retrouver Elaine Boldt.
— Pour quoi faire ?
Le ton est neutre, méfiant, dénué de toute chaleur.
— Sa sœur a tenté de la joindre pour lui faire signer un document notarié. Pouvez-vous me dire où elle se trouve ?
Il s’ensuit un silence prudent.
— Vous êtes venue me présenter ce document ?
— Non.
Je sors une photocopie de ma licence et la glisse par l’interstice. Le papier disparaît, sans bruit, comme une carte bancaire avalée par un distributeur automatique. Au bout d’un moment il réapparaît.
— Un instant. Je vais voir si je peux trouver son adresse.
Elle laisse la porte entrebâillée, toujours maintenue par la chaîne de sécurité. Je sens naître en moi un faible espoir. Après tout, je suis peut-être en train de progresser. Si j’arrive à mettre la main sur Elaine Boldt d’ici un jour ou deux, je pourrais être fière de moi, ce qui est parfois plus satisfaisant que de se remplir les poches. Pour le moment, j’attends en fixant le paillasson. Un paillasson à poils si durs qu’on doit s’y arracher la semelle de ses chaussures. Ils ont donc tellement de boue en Floride ? Entre-temps, Pat Usher est de retour mais ne se décide toujours pas à ouvrir la porte.
— Je ne retrouve pas cette adresse, dit-elle. Aux dernières nouvelles, Elaine était à Saratosa.
Je commence à en avoir assez de parler à travers la fente de la porte.
— Ça vous ennuierait que j’entre ? Il s’agit du règlement d’une succession. Elle pourrait ramasser deux ou trois mille dollars si je pouvais avoir sa signature.
C’est un truc que j’utilise souvent, et qui marche presque à tous les coups. Cette fois, c’est même la vérité et ma voix vibre des merveilleux accents de la sincérité.
— C’est le gérant qui vous envoie ?
— Allons, cessez un peu d’être paranoïaque, voulez-vous ? Je cherche Elaine Boldt et je souhaite vous parler. Jusqu’ici, vous êtes la seule personne que j’ai rencontrée à sembler avoir une idée de l’endroit où elle se trouve.
Silence. Je ne sais pas à quoi elle réfléchit, mais moi j’ai une furieuse envie de mordre.
— D’accord, finit-elle par dire à contrecœur. Laissez-moi simplement le temps de m’habiller.
Quand elle se décide enfin à ouvrir, elle porte un de ces caftans imprimés qu’on enfile quand on la flemme de mettre autre chose. Son nez s’orne d’un pansement adhésif et ses yeux gonflés sont cerclés d’ecchymoses dont le subtil dégradé va du vert au bleu. Son bronzage a quelque chose de terne et de délavé qui fait plutôt penser à une jaunisse.
— J’ai eu un accident de voiture et je me suis fracturé le nez, dit-elle. Je n’ai pas très envie qu’on me voie dans cet état.
Elle s’écarte de la porte, son caftan se gonflant comme une voile. Je la suis à l’intérieur et referme le battant derrière moi. L’endroit est meublé de rotin et décoré dans des couleurs pastel. Une vague odeur de moisi flotte dans l’air. Les fenêtres coulissantes du salon donnent sur le devant de l’immeuble.
Pat Usher prend une cigarette dans un coffret de cristal posé sur la table basse et l’allume avec un briquet assorti. Puis elle se laisse tomber sur le canapé.
— Asseyez-vous, si vous voulez.
Ses yeux sont d’un étrange vert électrique, probablement dû à des lentilles de contact colorées. Ses cheveux ont une nuance fauve et un brillant qu’avec la meilleure volonté du monde je n’ai jamais réussi à obtenir des miens. A présent, elle me dévisage avec intérêt, l’air vaguement amusé.
— De quelle succession s’agit-il ?
C’est une question, et pourtant le ton n’a rien d’interrogateur. Bizarre, cette façon d’affirmer les choses tout en attendant visiblement une réponse. Je ne sais pas pourquoi, mais je deviens aussitôt plus méfiante.
— Un cousin, à ce qu’il paraît. Quelqu’un qui vivait dans l’Ohio.
— N’est-il pas un peu excessif d’engager un détective privé simplement pour mettre la main sur deux ou trois mille dollars ?
— Il y a d’autres héritiers en cause, dis-je.
— Vous avez un formulaire, ou quelque chose dans ce genre, à faire signer à Elaine.
— Je voudrais d’abord lui parler. Des gens s’inquiètent de son absence. J’aimerais porter dans mon rapport quelques renseignements sur ses déplacements depuis son départ.
— Grands dieux, un rapport maintenant ! Elaine ne tient jamais en place. Elle est en voyage. Inutile d’en faire tout un plat.
— M’en voudrez-vous de vous poser quelques questions sur vos relations avec elle ?
— Non, pas du tout. Nous sommes amies. Je la connais depuis des années. Elle a eu envie d’un peu de compagnie pendant son séjour en Floride cette année.
— Quand était-ce ?
— Vers la mi-janvier.
Elle marque un temps, le regard fixé sur la cendre de sa cigarette. Quand elle lève à nouveau les yeux sur moi, j’y décèle une expression lointaine.
— Et depuis, vous séjournez ici ?
— Bien sûr. Pourquoi pas ? Le bail de mon appartement venait d’être résilié et Elaine m’a dit que je pouvais m’installer ici.
— Pourquoi est-elle partie ?
— C’est à elle qu’il faudrait le demander.
— Quand avez-vous eu de ses nouvelles pour la dernière fois ?
— Il y a une quinzaine de jours.
— Et elle était à Saratosa à ce moment-là ?
— Exactement. Elle séjournait chez des amis qu’elle avait rencontrés là-bas.
— Pouvez-vous me dire de qui il s’agit ?
— Ecoutez, elle voulait que je lui tienne compagnie, pas que je sois sa nourrice. Elle a bien le droit de fréquenter qui elle veut, non ? Donc je n’ai pas posé la question.
J’ai un peu l’impression que nous jouons à un jeu de société, un jeu auquel je n’ai aucune chance de gagner. Et cette Pat Usher a l’air d’en avoir parfaitement conscience, ce qui me met en rogne. Je change de tactique.
— Pouvez-vous me dire autre chose susceptible de m’aider ?
— Je n’ai pas l’impression de vous avoir tellement aidée jusqu’ici, dit-elle avec un petit sourire suffisant.
Elle commence à m’énerver sérieusement.
— J’essayais une approche optimiste, dis-je sèchement.
Pat Usher hausse les épaules.
— Désolée d’éteindre votre petite lueur d’espoir. Je vous ai dit tout ce que je savais.
— Dans ce cas, je crois que nous allons devoir en rester là. Je vous laisse ma carte. Si elle rappelle, voulez-vous lui demander de m’appeler ?
— Bien sûr. Ne vous en faites pas.
Je sors une carte de mon portefeuille et la pose sur la table en me levant.
— J’ai cru comprendre que les gens de la résidence vous cherchaient des noises.
— Oui, vous vous rendez compte ? Qu’est-ce que ça peut bien leur faire, hein ? Je paie mon loyer. Pas de soirées dansantes, pas de musique bruyante. Je mets mon linge à sécher dehors et voilà que le gérant en fait toute une histoire. Vraiment, ça me dépasse.
Elle se lève et me raccompagne jusqu’à la porte. En passant devant la cuisine, je remarque des cartons entassés près de l’évier. Elle se retourne et suit mon regard.
— Je vais finir par m’installer dans un motel du coin, si ça continue. Une visite du shérif est bien la dernière chose dont j’ai besoin en ce moment. Au début, j’ai cru que vous en étiez. Parce qu’ils ont des femmes shérifs maintenant, vous savez ? Des shérifettes.
— Oui, je suis au courant.
— Et vous ? s’enquiert-elle. Comment êtes-vous devenue détective ? C’est une drôle de façon de gagner sa vie, non ?
Maintenant que je suis sur le point de partir, elle a l’air tout à fait disposée à tailler une bavette. Je me demande si je ne vais pas en profiter pour lui soutirer quelques informations supplémentaires.
— C’est un peu par hasard que je suis devenue détective, dis-je. Mais c’est plus amusant que de vendre des chaussures. Et vous, vous ne travaillez pas ?
— Oh que non ! Côté travail, j’ai largement assez donné et je n’ai pas l’intention de m’y remettre un jour.
— Vous avez de la chance. Moi je n’ai pas le choix. Si je ne travaille pas, je ne mange pas.
Elle sourit pour la première fois.
— J’ai passé ma vie à attendre de pouvoir souffler un peu. Jusqu’au jour où j’ai compris qu’il fallait faire son bonheur soi-même. Dans la vie, personne ne vous fait de cadeau, vous ne croyez pas ?
J’acquiesce mollement en jetant un coup d’œil vers le parking.
— Il faut que j’y aille, dis-je. Mais puis-je vous poser une dernière question ?
— Laquelle ?
— Connaissez-vous d’autres amis d’Elaine ? Il doit bien y avoir quelqu’un qui sache comment la joindre, non ?
— Là, vous frappez à la mauvaise porte. D’habitude, c’est elle qui venait me voir à Lauderdale, donc je ne sais pas qui sont ses amis ici.
— Comment vous a-t-elle contactée cette fois ? On m’a dit qu’elle était partie pour la Floride sous l’impulsion du moment.
Un bref instant, elle a l’air déconcertée, mais très vite elle reprend son sang-froid.
— Oui, c’est exact. Elle m’a appelée de l’aéroport de Miami puis elle est passée me prendre avant de venir ici.
— Dans une voiture de location ?
— Oui. Une Oldsmobile Cutlass. Blanche.
— Combien de temps est-elle restée ici avant de repartir ?
Pat hausse les épaules.
— Je n’en sais rien. Pas longtemps. Quelques jours, je crois.
— Semblait-elle nerveuse ou inquiète ?
La question l’agace visiblement.
— Attendez un instant. Où voulez-vous en venir ? Si vous voulez que je vous aide, vous feriez mieux de me dire ce que vous avez derrière la tête.
— Je n’en sais trop rien, dis-je d’une voix apaisante. Pour l’instant, je tâtonne, j’essaie de comprendre ce qui se passe. Les gens qui la connaissent à Santa Teresa trouvent curieux qu’elle soit partie sans prévenir personne.
— Mais elle m’a bien prévenue moi. Je vous l’ai dit. Ce n’est tout de même plus une gamine obligée de dire à maman toutes les cinq minutes où elle va et ce qu’elle fait. Où est le problème ?
— Il n’y a pas de problème. Sa sœur a besoin de la joindre, un point c’est tout.
— D’accord, d’accord. Il m’arrive de m’énerver pour un rien. J’ai été très stressée ces derniers temps. Désolée que ça tombe sur vous. Elle appellera probablement un de ces jours et je lui donnerai votre nom et votre numéro. Ça vous va ?
— Parfait. Ce serait très aimable à vous.
Je lui tends la main, qu’elle serre brièvement. Ses doigts sont secs et froids.
— J’ai été ravie de vous connaître, dis-je.
— Moi de même, répond-elle.
J’hésite, puis me retourne.
— Si vous vous installez dans un motel, comment Elaine saura-t-elle où vous joindre ?
Le sourire narquois est de retour, mais il y a aussi autre chose dans son regard.
— Et si je laissais ma nouvelle adresse à ce cher M. Makowski ? Comme ça vous pourrez me contacter vous aussi. Ce n’est pas une bonne idée ?
— Si, excellente. Merci encore.